13 mots d'argot donc vous ne soupçonniez même pas l'origine... ou comment Shakespeare inventa le Swag

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Il est des mots qui n'ont pas encore eu, si l'on peut dire, leurs lettres de noblesse. Des expressions, des paroles sauvages, qui s'échappent des lèvres mais qu'on utilise pourtant couramment. bédo, crevard, boloss, schneck, seum, bicraver… Autant de mots « impurs », des paroles de la rue, que tous les amoureux du « bien parler » toisent de haut, les jugeant impurs, incorrects, inconvenants — parce qu'ils ont l'audace ne figurer dans aucun dictionnaire.

Pourtant, même s'il est parfois snobé et qu'il est peu étudié, ce langage « de d'jeuns » est des plus intéressants sur le plan littéraire, et l'analyser constitue un véritable trésor de linguiste. C'est ce qu'a bien compris Aurore Vincenti, chroniqueuse de France Inter dans l'émission « Qu'est-ce que tu m'jactes ? », où elle évoque l'origine souvent méconnue (mais toujours surprenante et intéressante) de ces mots d'argot actuel.

C'est un florilège de ces explications, « Les Mots du bitume », qu'elle publie le 5 octobre sous la forme d'un dictionnaire non-exhaustif aux éditions du Robert. (disponible en précommande ici)

Citant tour à tour Booba, Jacques Brel, Jul, Bourvil, PNL ou encore Rabelais, Aurore Vincenti n'a pas peur de faire se rencontrer les auteurs d'hier et d'aujourd'hui, montrant que la langue n'est pas constituée de carcans mais qu'elle s'enrichit au contraire lorsqu'on prend la peine de jouer avec elle.

Saviez-vous que le mot swag était déjà employé par Shakespeare, que le verbe tiser remonte au latin, que l'expression « s'enjailler » provient de l'anglais enjoy, lui-même issu la déformation de l'ancien français « s'enjoier », ou encore que le terme bicrave remonte a 1500 Av. J-C ? Non ? Eh bien accrochez-vous : vous risquez d'être très surpris !

France Télévisions / capture d'écran

1. Ambiancer

V. : « Mettre de l'animation, séduire, chauffer ». Emploi pronominal s'ambiancer : « se disposer à faire la fête ».

En Français d'Afrique et en nouchi, une langue hybride de langues africaines, de français et d'anglais, parlée en Côte d'Ivoire, le mot ambiance désigne avant tout une fête dansante. Depuis les années 1970, le verbe ambiancer s'emploie couramment dans un conteste de fête, mais aussi un contexte sexuel, où le chauffeur de salle devient aussi chauffeur de corps. Le verbe n'est arrivé en France que dans les années 2000, époque où la musique dansante africaine y est devenue très populaire.

Exemple : « Il faut s'ambiancer / Zoomer, zoomer tout le monde doit danser / Quand la chaleur se met à monter / C'est coupé décalé » — Les Jumo, « Zoomer »

 

2. Tise

N. F.: « alcool ». Dérivé : V. tiser

Rien à voir avec la tisane ! Tiser est un verbe ancien, issu du jargon de la verrerie. Il vient du latin titio, « tison », qui a donné le verbe attiser. Avant de renvoyer plus récemment à la boisson, le verbe tiser, dès la première moitié du XVIIIe siècle, signifiait « introduire du combustible dans le four de fusion ». Ce remplissage du four a suscité un emploi au sens figuré, qui est le seul à avoir survécu aujourd'hui : tiser, c'est boire de l'alcool. Tout comme on bourre le four, on se bourre la gueule.

« Passe la tise, que je me jackdanise » — Orelsan ft. Gringe, « Ils sont cools »



3. Baltringue

N. F. : « couard, peureux ». Dérivé : V. baltringuer

Le terme est péjoratif, et pour cause : il est formé sur le verlan ancien de peau de balle, balpeau, la peau de balle étant celle des testicules. Balpeau s'est transformé en balmuche (1926) puis finalement baltringue (1956). Mais baltringue a aussi pris, au fil de l'usage, la couleur d'un autre mot : balance. En argot, une balance est une personne qui a tellement les jetons qu'elle raconte tout aux flics ou à la maîtresse. La baltringue est donc la fusion d'une peau de couilles et d'un délateur. Pas joli, joli…

« Ton rap de bras cassé ne mérite même pas la radio./ Si t'es une baltringue, tu seras directement radié. » — Niska, « Savages »



4. Swag

N. M. et ADJ. : « Style, allure, cool »

Le swag, on en a usé et abusé… au point qu'à peine apparu, il commence déjà à devenir ringard. Il renvoie pourtant au départ à un certain sens du cool, du panache, tant dans le mode de vie que dans le style et l'allure. Apparu en France dans les années quatre-vingt-dix, il commence à faire sensation dans les années 2000 et 2010, où il devient d'apanage des hipsters. Mais même si l'emploi de ce terme est devenu quelque peu agaçant, le swag a pourtant une histoire intéressante : Il nous vient en fait de l'Angleterre des années 1520 ! À l'époque, c'est avant tout une démarche vacillante, légèrement chaloupée. Ce mot appartient en fait à la même famille que le verbe to swing,« se balancer » mis sous une forme fréquentative et indiquant la répétition : swagger. Un terme qui apparaît pour la première fois chez… Shakespeare ! Dans l'ensemble de son œuvre, on en repère trois occurrences, dans Le Songe d'une nuit d'été, Le Roi Lear et Henri IV. Dans ce contexte,Swagger renvoie alors à une certaine indolence dans le comportement, une allure et une démarche qui s'accompagne aussi d'une pointe d'agressivité. Le mot prendrait alors le sens en français de « fanfaronner » ou « se pavaner ».

« No one on the corner has swagger like us. » — M.I.A, « Paper planes »



5. Bicrave

V. « vendre » (de la drogue). N. F.: «vente ». Dérivé : bibi.

Ceux qui sont coutumiers du parler de la rue le savent bien : la plupart des mots en argot qui ont une terminaison en -ave viennent du romani qui est la langue parlée par les Roms, peuple originaire du nord de l'Inde. Le mot bicrave est un verbe qui signifie « vendre » et, par extension, un nom commun : « la vente ». En revanche, ce qui est amusant, c'est que le mot bicrave est un mot extrêmement ancien, avec une racine indo-européenne dont on peut retracer les origines entre 1500 et 300 ans avant notre ère ! À l'époque, le mot signifiait déjà « vendre ». Comme quoi, ce que l'on croit récent ne l'est pas toujours !

« Baba j'bibi en bas, l'temps passe »— PNL, « Oh Lala »



6. Condé

N. M. : « policier, flic ».

Condé est un terme ancien. On suppose, malgré une origine obscure, qu'il vient des colonies portugaises sur les côtes occidentales de l'Afrique : Guinée, Angola, etc. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, celui que l'on surnommait el conde était le lieutenant général du roi. En effet, en portugais, conde signifie « comte, gouverneur », du latin comitem.

« En regardant goutter ton sang, t'es-tu déjà planqué / pour recompter ta somme jusqu'à ce qu'un condé / t'assomme ? » — Nekfeu, « humanoïde »



7. Daron

N. M.: « Père ». Dérivé : N. F. daronne

Daron fait lui aussi partie de ces mots qui sont beaucoup plus anciens qu'ils n'y paraissent : C'était déjà un mot d'argot au XVIIIe siècle ! On suppose qu'il viendrait du croisement entre deux mots : dam « seigneur » et baron. Un mot-valise qui s'inscrit dans une logique patriarcale où le père est en quelque sorte le seigneur, le chef de la famille, celui qui en a l'autorité. Le mot n'a donc quasiment pas changé et était employé plus ou moins de la même manière, hormis une petite digression dans les années 1930 où il signifie aussi plus généralement « patron » (de cabaret ou de maison close, par exemple).

« J'aimerais plus t'en vouloir à l'inverse de mon cœur / Une rancœur intérieure d'avoir juste un géniteur. / À toute personne délaissée, sans présence de darons / Divorcés ou décédés, qui ont juste hérité d'un nom. » — Sniper, « Sans repères »



8. Bail

N. M. : « chose, affaire. »

Outre le contrat de location, le mot bail peut être employé de bien des manières : « c'est quoi les bails », « ça fait un bail »... Si le mot est un peu fourre-tout aujourd'hui, il faut remonter au XIIe siècle pour retrouver son origine. Le nom vient de l'ancien français bailler, qui signifie « donner, livrer ». Mais le plus étonnant reste sans doute que l'emploi actuel de ce mot est beaucoup plus « classique » que ce que l'on peut bien penser : on l'utilisait déjà exactement de la même manière au XIXe siècle ! Dans la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie Française de 1877, le terme bail avait déjà la signification de « chose, affaire » : Dire « cela n'est pas de mon bail » signifiait alors « je ne suis pas chargé de cette chose ».



9. Babtou (fragile)

N. M. : verlan de toubab, « Blanc »

Le mot toubab sert, tout simplement, à désigner un Blanc. Babtou est donc un peu l'équivalent de Renoi. À la base, ce mot originaire du Sahel n'a rien de particulièrement offensant, mais peut devenir raciste lorsqu'il est émis avec une volonté d'insulter, suivant le ton ou encore le contexte.



10. Engrainer

V. : 1. « provoquer un conflit, se disputer ». 2. « entraîner, influencer ».

Dans engrainer, on entend le chant des cigales, le moulin qui brasse l'air de ses ailes, le grain et la graine. La toute première signification connue du terme (XIIe siècle) renvoie au départ au grain que l'on entassait dans le grenier. Aujourd'hui, engrainer ou s'engrainer signifie plutôt que l'on se prend le bec, que l'on déclenche une dispute, que l'on cherche des noises. Faut-il y voir le grain de sel que l'on ne peut pas s'empêcher de rajouter, la gangrène, la mauvaise graine que l'on plante pour corrompre la situation, faire dégénérer la situation ? Engrainer pourrait aussi, plus simplement, être une déformation de engrener, et avoir plutôt un rapport avec l'engrenage : quand on a mis le doigt dedans, un mouvement est déclenché, et on ne peut rien faire pour le stopper

« Quoi, qu'est-ce quia qu'est quia quoi, tu m'engraines ? » — Fatal Bazooka, « Fous ta cagoule »



11. Enjailler

V. : 1. « amuser, séduire ». 2. pronominal s'enjailler : « se réjouir, s'amuser ».

Si le mot enjailler nous paraît bien franchouillard avec son joli -jaille qui ripaille, sachez qu'il a en réalité beaucoup voyagé avant de venir par chez nous ! En effet, l'expression s'enjailler vient du nouchi, l'argot ivoirien, où il a plus ou moins le même sens que s'ambiancer. Là aussi, il a été apporté en France par le biais du métissage culturel et linguistique. Mais les Ivoiriens eux-mêmes ont créé ce mot à partir d'un mot venu tout droit d'une autre langue, et plus précisément, de la langue anglaise : enjoy. L'histoire aurait pu s'arrêter là, sauf que le mot enjoy lui-même provient… du vieux français enjoir ! Le français étant parlé à la Cour d'Angleterre pendant de nombreuses années, les termes enjoir et enjoier (se mettre en joie, se réjouir) se sont transformés en enjoy. Donc pour résumer, il s'agit d'un vieux mot français aujourd'hui tombé en désuétude, passé dans la langue courante en anglais, puis récupéré par l'argot ivoirien avant de revenir en France ! Et vous, vous êtes prêts à vous enjoier ce soir ?

« Oui bébé bouge sur la piste / T'inquiète pas, y'a du Jack, de la weed. / Enjaille-toi, vas-y ma jolie / Bête de son à fond dans l'bolide » Gradur ft. Jul, « d'or et de platine »



12. Schneck

N. F. « sexe féminin ».

L'attaque du mot en sch-, typiquement germanique, nous indique que le mot provient de l'allemand… Tout comme le mot shlag, d'ailleurs, qui vient du verbe « frapper » et qui désigne une « personne négligée ». En allemand, schnecke signifie littéralement « escargot », et également une viennoiserie qui ressemble au pain au raisin, en forme de spirale. Dans un registre beaucoup plus argotique, une Schnecke est aussi une jeune fille, en allemand. Mais quel est le rapport entre l'escargot, la jeune fille, et ses attributs sexuels ? Si le sexe féminin n'a rien d'une spirale, il faut plutôt chercher les raisons de cette analogie dans sa texture, et sa viscosité.

« Range tes pecs, ta muscu, ta collec' de schnecks ça a peu de valeur à nos yeux, tu t'effaceras aussi sec. » La Gale, « Tes balafres »



13. Seum

N. M. 1. « rage, dégoût ». 2. « résine de cannabis »

« J'ai trop le seum », ou « ça me fout grave le seum » : une manière d'exprimer son dégoût, son dépit, sa déception, son courroux , un sentiment d'être laissé pour compte. Le seum vient de la langue arabe sèm qui signifie littéralement « poison, venin », et au figuré, « jalousie ». L'image du poison évoque une substance qui s'infiltre et qui coule dans les veines, presque à notre insu. Si aujourd'hui nous avons le seum, Baudelaire, lui, avait le spleen, la bile noire de la mélancolie. Les deux termes sont assez proches : dans les deux cas il s'agit d'une humeur liquide qui circule dans le corps et qui empoisonne l'âme, fait peser le ciel comme un couvercle. Enfin, le seum se rapporte aussi à la résine du cannabis, paradis artificiel dont était d'ailleurs aussi friand Baudelaire. Seum et idéal ?

« Ouais, ouais, on a tous le seum de la poussette au linceul / Contre les porteurs de l'insigne et le temps qui nous laisse seul — $-Crew ft. Doum's, » J'ai le seum "


Au sujet de l'auteur : Nathan Weber

Journaliste