Brisées, les anciennes esclaves sexuelles de Daesh ne parviennent plus à reprendre une vie normale en Irak

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À Mossoul, les troupes Irakiennes sont en train de reprendre le contrôle de la ville, éliminant les dernières poches de résistance de l'État Islamique. Mais les terroristes semblent avoir commis des dommages irréparables, marquant les populations au fer rouge. De tous les crimes commis par l'EI, le génocide des populations Yézidies est sans doute l'un des plus sanglants et des plus abjects. Dans le Sinjar voisin, en 2014, les djihadistes ont envahi ces petits villages tranquilles de montagne, mettant en place un massacre systématique de leurs habitants.

Après que les combattants kurdes qui les protégeaient se sont retranchés, sans prévenir dans l'attente de renforts, laissant le champ libre aux djihadistes et les populations sans défense, les combattants de l'EI ont déferlé sur les villages. Méthodiquement, tous les hommes adultes ou les garçons ayant atteint la puberté ont été exécutés devant leurs familles, ainsi que les femmes trop âgées. Les femmes et les jeunes filles ont été violées puis réduites à l'esclavage sexuel, tandis que les enfants de sexe masculin ont été forcés à renier leurs propres parents, enrôlés de force dans les camps d'entraînement pour en faire de futurs enfants soldats et de la chair à canon.

“Ils se sont mis à tuer nos hommes et à nous faire prisonnières”, résume une des Yézidies libérées. “C’étaient des hommes appartenant à des tribus arabes qui vivaient pourtant dans les alentours. Par ailleurs, lors de cette invasion, les peshmergas [kurdes] se sont retirés et nous ont abandonnés, donnant la priorité à la protection de leurs propres villages. Quant au gouvernement irakien, qui est dominé par les chiites, lui non plus n’a pas senti le besoin d’envoyer des troupes pour nous aider.”

Réfugiés Yézédis dans le camp de Dohuk, dans le Kurdistan Irakien / Shutterstock

Le peuple Yézidi est un peuple ancien et paisible, dont les croyances se rapprochent du zoroastrisme probablement issu de l'Iran ancien et des anciennes croyances Kurdes. Il s'agit de l'une des plus anciennes religions monothéistes, faisant remonter leur calendrier religieux à 6 767 années — soit près de 1 000 ans avant le calendrier juif. 

Ils sont considérés comme des hérétiques par les musulmans, ce qui fait qu'ils ont souvent été persécutés tout au long de leur histoire. Mais l'ampleur du traumatisme que leur a fait subir l'EI au cours des trois dernières années excède de très loin tout ce que le peuple Yézidi a pu subir tout au cours de l'histoire.

En effet, les Yézidis croient en un seul Dieu, qui aurait ensuite créé sept anges, ces derniers ayant une très forte présence au sein de leur culte. L'évocation de ces différents anges conduit les théologiens de Daesh à les considérer — à tort — comme des polythéistes...  Un statut qui, au regard de l'application stricte de l'idéologie de la charia, leur accorde encore moins de valeur que les «infidèles » chrétiens ou juifs, les prédestine à la conversion forcée ou à l'annihilation, et en fait de potentiels esclaves.

Un temple Yézidi, l'un des plus anciens monothéismes /Shutterstock

Tout cela s'inscrit plus vastement dans une logique génocidaire d'effacement et de remplacement culturel, dans le but assumé (et revendiqué) de détruire complètement cette religion « démoniaque » en convertissant de force à l'islam ses fidèles, et en tuant les autres.

Mais, maintenant qu'elles ont pour une partie d'entre elles été libérées , à quoi ressemble désormais la vie des femmes Yézidies qui ont survécu à ces horreurs ? La civilisation Yézidie, dont l'origine se perd dans le fond des âges, est-elle menacée de disparaître à cause de l'ampleur du traumatisme subi ? Certains, malheureusement, le craignent.

« Le plus grave, c'est qu’ils ne retourneront plus dans leurs villages », résume Hazem al-Amin, écrivain et grand reporter libanais, dans une tribune libre pour le quotidien beyrouthin Al Hayat, publiée par Courrier International.  « Pour les enfants, le pays a désormais le visage de la potence où l’on a pendu leurs pères. Et les femmes ne se sentent plus à l’abri des seigneurs du rapt et du viol. »

Pour ce spécialiste de la question du terrorisme islamiste, l'irréparable a été commis dans les montagnes de Sinjar. Car, si aujourd'hui Daesh a été repoussé, les stigmates de son passage ont des allures d'irréversible. Même une fois libérées, à leur retour de captivité, les anciennes esclaves sexuelles du califat autoproclamé ne parviennent pas à reprendre le cours d'une vie normale. À cela se rajoute l'indifférence collective, le refus ou l'incapacité d'écouter ces histoires bien trop lourdes. 

Alors, les victimes se murent dans leur silence... et beaucoup ne se sentent plus chez eux dans les massifs montagneux de la province de Ninive. En effet, à cause de ces événements tragiques, la relation de confiance qui commençait à exister entre les Yézidis et les Arabes a été complètement brisée.

« Quoi qu’il en soit de la défaite de Daech, les Yézidis vont tous quitter le mont Sinjar », regrette Hazem al-Amin. « Tout comme les chrétiens vont tous partir de la plaine de Ninive. Désormais, on n’aura plus à s’occuper des minorités, les prochaines guerres opposeront des groupes majoritaires.»

Et que deviendrait ce peuple si, privé de terre où il puisse vivre paisiblement, il était contraint de vivre en exil, ne subsistant qu'à l'état de diasporas éparpillées aux quatre coins du monde ? Que deviendraient les Yézidis s'ils devaient quitter à jamais les montagnes sacrées du Sinjar qui, dans leur religion, sont le lieu où l'arche de Noé s'est réfugiée après le déluge ? 

Une femme Yézidie ayant échappé à l'esclavage sexuel, dans un camp de réfugiés, Kurdistan, Août 2014 / Shutterstock

Des vies brisées

Souhayla, 16 ans, a pu être exfiltrée en juillet dernier lors de la libération de Mossoul par l'armée Irakienne, après trois ans de captivité et de viols en série. À présent, la jeune fille reste allongée, dénuée de forces, comme si toute vie l'avait déjà quittée. « Voilà ce qu'ils ont fait à notre peuple », murmure Khalid Taalo, son oncle, aux journalistes qui sont venus la voir dans le centre d'accueil aux victimes enlevées par des djihadistes. Souhayla et sa famille tiennent à ce qu'elle soit photographiée et identifiée par les reporters, dans une volonté d'exposer au monde entier la souffrance à peine concevable vécue par leur peuple.

Après l'avoir capturée alors qu'elle n'avait que 13 ans, les djihadistes laissent derrière eux une jeune fille totalement brisée. Le soldat de l'EI qui était son violeur et ravisseur a été tué lors d'une frappe aérienne. Souhayla, elle, s'est échappée du bâtiment où elle était détenue par le trou d'un mur détruit par les bombes. L'autre fille Yézidie qui était retenue captive avec elle a péri sous les décombres de la maison. Après deux jours, Souhayla a enfin osé sortir et, avec le peu de forces qui lui restait, elle est parvenue à courir à travers les décombres pour rejoindre le checkpoint Irakien le plus proche.

Ses proches avaient eu connaissance du sort ignoble qui lui avait été réservé, et connaissaient même l'endroit exact où elle était détenue... et jusqu'au nom du djihadiste qui en avait fait son esclave sexuelle. La famille avait même loué les services d'un homme qui est parvenu, au prix de grands risques, à prendre des photos à travers la fenêtre de la maison pour leur envoyer. Mais malgré toutes ces informations, ils n'ont pu qu'attendre et espérer, impuissants, car il était beaucoup trop dangereux de tenter de la sauver.

Lorsque finalement ils ont appris qu'elle était parvenue à s'enfuir, ils se sont précipités au centre où elle avait été recueillie. Elle s'est levée, a couru pour les embrasser. « J'ai couru vers elle, elle a couru vers moi, et on s'est mis à pleurer, et on s'est mis à rire en même temps, » se souvient l'oncle de la jeune fille. « Nous sommes restés ainsi, à se serrer l'un l'autre, et nous avons pleuré et ri jusqu’à finalement nous effondrer au sol. »  

Puis, le silence. Quelques heures plus tard, Souhayla s'est totalement arrêtée de parler, relate M. Talo. Depuis, elle reste silencieuse, sans force, comme si quelque chose s'était éteint en elle. Lorsqu'elle est arrivée au camp de réfugiés où se trouvait sa mère, elle était devenue comme inconsciente.

Au niveau physique, elle souffre d'une infection urinaire pour laquelle les docteurs lui ont prescrit des antibiotiques, ainsi que des signes de malnutrition. Cependant, pour les médecins, ni cette infection ni la privation de nourriture qu'elle a subie n'expliquent la gravité des symptômes qu'elle ressent. Il semblerait que la cause soit plutôt une sorte d'état de choc d'une ampleur énorme, qui résulte de l'intensité du traumatisme vécu.

Sur Twitter, Rukhmini Callimachi, journaliste au New York Time ayant rencontré la jeune femme, est bouleversée :" S'il est possible de casser un être humain, voilà à quoi cela ressemble. 5 jours après sa libération, elle ne fait que perdre connaissance de manière répétée "



Depuis l'année dernière et le début des opérations Irakiennes visant à reprendre la ville de Mossoul, environ 180 femmes, filles et enfants Yézidis ont été libérés. On estime que 3 410 d'entre eux sont actuellement encore en captivité ou portés disparus.

Les femmes secourues au cours des premières années après les rafles organisées par Daesh pour détruire leurs villages et les capturer ont été récupérées avec un certain niveau de traumatisme, des infections, des blessures, parfois des membres cassés, et des pensées suicidaires.

Mais après plus de trois ans de captivité et d'horreurs entre les mains des bourreaux qui ont tué leurs hommes et endoctriné leurs enfants pour en faire de la chair à canon, les femmes comme Souhayla sont encore plus profondément détruites, endommagées psychiquement.

Immobiles, silencieuses, dormant toute la journée et incapables de se tenir debout, elles semblent vidées de toute pulsion de vie... Pire que des envies de suicide, elles paraissent avoir renoncé à vivre.

« Nous pensions que les premiers cas étaient difficiles », explique Nagham Nawzat Hasan, un gynécologue Yézidi qui travaille au centre d'accueil. « Mais celles qui sont arrivées après la libération de Mossoul, celles-là... c'est bien pire encore ». Le docteur Hasan a traité plusieurs milliers de victimes de viols. Grâce à ses compétences, il est capable de réparer un peu les dégâts physiques... mais il sait aussi qu'il y a des choses qui restent brisées à jamais, et pour lesquelles il ne peut malheureusement rien faire.

Traumatismes et endoctrinement

Outre la grande faiblesse et l'état de choc évident de ces personnes, les autorités ont également reporté des niveaux inhabituels d'endoctrinement religieux chez certains rescapés. Dans le camp de réfugiés « Hamam Ali 1 », deux sœurs Yézidies, âgées de 20 et 26 ans, ont ainsi attiré l'attention du personnel car elles portaient le voile intégral. Malgré le fait que les femmes de confession Yézidie ne se couvrent pas le visage, elles refusaient catégoriquement d'enlever le vêtement islamique, visiblement traumatisées.

Ces femmes appellent leurs anciens violeurs et tortionnaires leurs « maris » et utilisent le qualificatif de « martyr » pour parler d'eux.  Certains enfants, enrôlés de manière forcés dans les camps d'entraînement djihadistes pour devenir des enfants-soldats, ne savent plus parler le dialecte kurde qui est la langue maternelle de Yézidis, et traitent à leur tour leurs parents de « kouffars » (un terme dépréciatif qui signifie « infidèle » ou «mécréant »).

Il semblerait que Daesh s'emploie à casser les Yézidis au niveau identitaire, dès leur enfance, dans un effort de rayer tout simplement leur culture de la surface de la Terre. Il s'agit d'un génocide orchestré, calculé, systématique et méthodique, une volonté d'effacement pur et simple de l'une des plus vieilles religions monothéistes. Pour les fanatiques religieux, la religion Yézidie est en effet considérée comme particulièrement indésirable : elle est qualifiée de culte du diable, parce que ses croyants ne s'appuient pas sur un livre fondateur, contrairement aux juifs et aux chrétiens


Au sujet de l'auteur : Nathan Weber

Journaliste