Quand Mahatma Gandhi écrivait à son « cher ami »... Adolf Hitler

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Il y a de cela tout juste soixante-dix ans, Gandhi était assassiné près de sa maison de New Delhi, de trois balles tirées par un extrémiste hindou. Dans son nouveau livre intitulé « Les vies cachées de Gandhi », l'écrivain et journaliste Gilles Van Grasdorff s'est attaché à compléter et à nuancer le portrait officiel de l'une des figures les plus emblématiques et les plus incontournables du 20e siècle. Un défi ardu s'il en est, car le personnage, père de l'indépendance indienne et chantre de la révolution non-violente, est nimbé d'une telle aura mythique que sa légende est parfois difficile à émailler.

Pour autant, il existe un bon nombre de facettes méconnues du personnage, qui ont parfois quelque peu échappé à l'imaginaire collectif. Sait-on que Mohandas Karamchand Gandhi, après avoir opposé son vœu de chasteté à son épouse, s'est mis à vivre avec un riche architecte juif allemand et bodybuilder avec lequel il entretenait une relation homoérotique ? Sait-on que celui qui prônait l'amour de toutes les religions s'est fâché avec son fils aîné lorsque ce dernier a fait le choix de se convertir à l'islam ? Et qu'en dépit du principe de non-violence qu'il avait instauré, le fameux Satyagraha, il avait soutenu la décision des autorités anglaises de mobiliser des soldats indiens lors de la Première Guerre Mondiale ?

Gandhi écrivant un document, dans sa maison de Birla, en 1942 / DR

Mais, au milieu des anecdotes et des récits richement documentés qui dépeignent un portrait singulier de cet homme que tout le monde pense pourtant connaître, « Les vies cachées de Gandhi » aborde aussi un épisode peu connu de la vie du Mahatma : sa tentative de convertir Adolf Hitler à sa doctrine du combat non-violent.

Avec la parution de l'ouvrage de Gilles Van Grasdorff, les lettres refont surface. Il s'agira d'une correspondance à sens unique, puisque chacune de ces missives ne fut jamais suivie d'une réponse de celui que Gandhi appelle son « cher ami ». Comme l'explique le journaliste, il est de toute façon très fortement probable que le Führer n'ait jamais reçu ces lettres qui lui étaient destinées, et qu'elles aient été interceptées par les autorités britanniques.

Pour Gilles Van Grasdorff, cette tentative de convaincre le leader Nazi à cesser les hostilités et à opter pour la « non-coopération non violente » traduirait l'expression d'une certaine forme de naïveté. Pourtant, on peut aussi considérer que Gandhi ne pouvait pas ignorer que l'envoi de ces enveloppes à l'adresse d'Hitler depuis l'Inde alors occupée par les Britanniques auraient, selon toute probabilité, assez peu de chance d'être effectivement envoyées aux bureaux de poste du Troisième Reich. Dans ces conditions, les paroles de Gandhi semblent davantage chargées d'un poids symbolique.

Cher ami, 

Nombreux sont ceux qui m'ont supplié à vous écrire au nom de la sauvegarde de l'humanité. Mais j'ai résisté à leur requête. J'ai pensé que vous me trouveriez impertinent. Néanmoins, quelque chose me souffle que je dois passer outre ce genre de considération et faire appel à vous sans tenir compte des conséquences.

Aujourd'hui, il est clair que vous êtes la seule personne au monde capable d'empêcher que n'éclate une guerre qui verrait l'humanité ramenée a l'état sauvage. Croyez-vous vraiment, quel que soit le but que vous cherchez a atteindre, que cela en vaille le prix ? 

Prêterez vous l'oreile a l'appel de celui qui a délibérément rejeté le choix de la guerre, non sans remporter un succès considérable ?

Quoi qu'il en soit, je vous prie de me pardonner si j'ai commis une erreur en vous écrivant.

Je reste votre ami sincère,

M.K. Gandhi.

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Cette lettre fut envotée le 23 juillet 1939. Dix jours plus tard, la France et le Royaume-Uni entreront en guerre contre l'Allemagne Nazie. 

Un an et demi après, à Noël 1940, Gandhi prend une nouvelle fois la plume pour exhorter Hitler, cette fois dans une lettre beaucoup plus longue, à cesser les combats. De manière assez étonnante, il s'adresse à lui en usant de compréhension, de compassion et d'empathie, en des termes d'une douceur aussi belle que dérisoire. Plus surprenant encore : il donne à Hitler des « conseils » pour combattre les Britanniques — qu'il combat lui-même également, tient-il à rappeler. 

Mais pour tenter de convaincre Hitler et de le convertir à la non-violence, Gandhi fait aussi preuve d'un certain esprit pratique, qui donne à sa lettre des allures de prophétie à certains moments. La violence est moins puissante, moins efficace que sa non-violence à lui, explique-t-il, et de loin :  en effet, elle ne pourra jamais lui donner raison, et se retournera immanquablement contre lui dès lors qu'une autre puissance (l'Angleterre ou une autre) aura l'avantage.

Voici le contenu de cette deuxième lettre, datée du 24 décembre 1940, telle que traduite par Gilles Van Grasdorff :

Cher ami, 

Que je m'adresse à vous en tant qu'ami n'est pas une simple formalité. Je n'ai pas d'ennemi. Depuis ces 33 dernières années, mon entreprise dans l'existence a été d'obtenir l'amitié de toute l'humanité en me liant avec le genre humain, quelle que soit sa race, sa couleur ou sa croyance. 

J'espère que vous aurez le temps et le souhait de savoir ce qu'une bonne portion de l'humanité, qui a en vue de vivre sous l'influence de cette doctrine d'amitié universelle, pense de votre action. Nous n'avons aucun doute sur votre courage et votre dévotion envers votre patrie, nous ne croyons pas non plus que vous êtes le monstre décrit par vos opposants. Mais vos écrits et vos déclarations et ceux de vos amis et admirateurs ne laissent aucune place au doute que beaucoup de vos actes sont monstrueux et étrangers à toute dignité humaine, spécialement du point de vue de personnes qui comme moi croient à l'amitié universelle. Je veux parler de l'humiliation de la Tchécoslovaquie, du viol de la Pologne et de l'invasion du Danemark. Je suis conscient que votre conception de l'existence vous fait considérer ces actes comme vertueux. Mais nous avons été éduqués depuis notre enfance à les considérer comme des actes déshonorant l'humanité. En conséquence, nous ne pouvons pas souhaiter le succès de vos armes.

Mais notre position est unique. Nous résistons à l'impérialisme britannique comme au nazisme. S'il existe une différence, c'est une différence de degré. Un cinquième de l'humanité a été placé sous le joug britannique par des moyens qui ne supportent pas l'examen. Notre résistance à cette tutelle ne signifie pas que nous souhaitions du mal au peuple britannique. Nous cherchons à les convertir, et non pas à les vaincre sur un champ de bataille. C'est une révolte sans arme contre la domination britannique. Mais que nous les convertissions ou pas, nous sommes déterminés à rendre leur domination impossible par une non-coopération non-violente. C'est une méthode par nature indéfendable. Elle est fondée sur la compréhension qu'aucun spoilateur ne peut aboutir à ses fin sans un minimum de coopération volontaire ou involontaire de sa victime. Nos dirigeants peuvent avoir nos terres et nos corps, mais pas nos âmes. Ils peuvent les obtenir uniquement par une destruction de tout Indien, homme, femme et enfant. Le fait que l'on ne puisse pas atteindre un tel niveau d'héroïsme et qu'un certain niveau d'atrocités fasse courber l'échine de la révolte est vrai, mais l'argument serait hors sujet. Car, si un nombre suffisant d'hommes et de femmes se trouvent en Inde prêts, sans aucune mauvaise volonté à l'égard de leurs spoilateurs, à mettre en jeu leurs vies plutôt qu'à plier le genou devant eux, alors ils auront montré le chemin de la liberté envers une tyrannie de la violence. Je vous demande de me croire lorsque je vous dis que vous trouveriez un nombre inattendu d'hommes et de femmes de cet acabit en Inde. Ils ont eu cet entraînement pendant ces vingt dernières années.

Nous avons essayé depuis un demi-siècle de nous débarasser de la domination britannique. Le mouvement pour l'indépendance n'a jamais été aussi fort qu'aujourd'hui. L'organisation politique la plus puissante, je veux parler du Congrès, essaie d'atteindre cet objectif d'indépendance. Nous avons déjà obtenu une bonne part de succès avec un effort non-violent. Nous étions en train de tâtonner pour trouver les meilleurs moyens de combattre la violence la plus organisée dans le monde que représente le pouvoir britannique. Vous l'avez défié. Il reste à savoir quel est le pouvoir le plus organisé, l'allemand ou le britannique. Nous savons ce que la tutelle britanique signifie pour nous, et pour les races non-européennes dans le monde. Mais nous ne voudrions jamais nous défaire de la domination britannique avec l'aide allemande. Nous avons trouvé dans la non-violence une force, qui organisée, peut sans nul doute convenir pour lutter contre une combinaison des forces les plus violentes au monde.

Dans la technique de non-violence, il n'existe pas, comme je vous l'indiquais, quelque forme de défaite. C'est agis ou meurs sans tuer ni faire souffrir. Cela peut être mis en œuvre pratiquement sans argent et bien entendu sans l'aide de la science de destruction qui a atteint un niveau élevé de perfection. C'est un grand étonnement pour moi que vous ne constatiez pas qu'elle n'est le monopole de personne. Si ce n'est pas l'Angleterre, ce sera certainement une autre puissance qui perfectionnera votre methode et vous battra avec vos propres armes. Vous ne laisserez aucun héritage à votre propre peuple dont il puisse se sentir fier. Il ne peut pas tirer fierté d'un récital de cruautés, aussi ingénieusement organisées qu'elles puissent être. Par conséquent, j'en appelle à vous au nom de l'humanité pour arrêter la guerre. Vous ne perdrez rien en présentant tous vos différends avec l'Angleterre devant un tribunal international de votre choix. Si vous gagnez la guerre, cela ne signifiera pas que vous aviez raison. Cela prouvera seulement que votre pouvoir de destruction était plus fort. Alors qu'un avis d'un tribunal impartial montrera autant qu'il est humainement possible qui était dans son droit.

Vous savez que récemment j'ai lancé un appel à tous les Britanniques d'accepter ma méthode de la résistance non-violente. Je l'ai fait, car les Britanniques me connaissent comme leur ami, bien que rebelle, tandis que je suis un inconnu pour vous et votre peuple. Je n'ai pas le courage de vous adresser le même appel qu'aux Britanniques. Non qu'il n'ait pas la même force que pour les Britanniques. Mais, ma proposition est plus simple, car plus pratique et plus habituelle.

Durant cette période où les cœurs des peuples d'Europe aspirent à la paix, nous avons suspendu notre propre lutte pacifique. Est-il trop vous demander de faire un effort pour la paix pendant un temps qui ne signifie rien pour vous personnellement, mais par contre beaucoup pour des millions d'Européens dont j'entends le cri muet pour la paix à mes oreilles habituées à entendre les masses silencieuses ? J'avais l'intention de lancer un appel conjoint à vous ainsi qu'au Signor Mussolini, dont j'ai eu le privilège de faire connaissance lorsque j'étais à Rome pour ma visite à Londres en tant que délégué à la Table Ronde. J'espère qu'il prendra la présente comme un appel qui lui est, à lui aussi, adressé.

Je suis, votre ami sincère.

M.K. GANDHI

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Gandhi pensait-il réellement qu'Hitler écouterait son conseil, et cesserait d'employer toute forme de violence pour s'en remettre à des formes de lutte non-violentes ? S'agit-il vraiment de l'expression d'une grande naïveté, comme le prétend Gilles Van Grasdorff dans son livre, ou faut-il davantage y voir une sorte de geste symbolique ?  Nul ne le sait. Ce qui est sûr, c'est que le Mahatma dût avoir le sentiment qu'il avait pour devoir, au moins, d'essayer. À tel point qu'il écrivit encore

Les lettres, envoyées dans une simple enveloppe affranchie au nom d'Adolf Hitler, depuis l'Inde occupée par les Britanniques alors en guerre contre le Troisième Reich, furent selon toute vraisemblance interceptées.

"Les Vies cachées de Gandhi", Gilles Van Grasdorff, Éditions du Cerf, 24 €


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Au sujet de l'auteur : Nathan Weber

Journaliste