« Contre l'exploitation animale » : le livre-manifeste d'André-Joseph Bouglione pour un cirque 100% sans animaux

Il porte le nom de l'une des plus illustres familles françaises de cirque, il est marié à une descendante d'une prestigieuse lignée de dompteurs, et pourtant : André-Joseph Bouglione a décidé de raccrocher son fouet et de faire de son cirque un établissement « 100 % humain ». Dans un livre aux allures de manifeste, il dévoile les raisons qui l'ont poussé à se défaire de ses animaux, avec lesquels il a pourtant partagé tant d'histoires.

Une décision personnelle, radicale et sans concession, qui a fait l'effet d'une bombe dans le petit monde du cirque — ce milieu si conservateur… Mais la transition vers la fin des ménageries circassiennes est, selon lui, nécessaire pour sauver le cirque traditionnel, secteur qu'il considère aujourd'hui comme étant en crise, et dont il veut assurer le renouveau.

Tchou éditions

Le nouveau cirque sera sans animaux, ou ne sera pas : André-Joseph Bouglione en a la certitude, et compte bien le faire savoir. Dans son livre « Contre l'exploitation animale », paru ce jeudi aux éditions Tchou (15 € ; 118 pages), il se livre à une analyse sans concession du milieu actuel du cirque, et en dresse un portrait très critique.

Une analyse qui a d'autant plus de poids qu'il est issu d'une célèbre lignée de Circassiens. Sa femme Sandrine, née Surkow, est pour sa part une dompteuse de talent, issue d'une prestigieuse lignée de dresseurs allemands, unanimement respectés et admirés dans le milieu du cirque mondial. Bref, tout les disposait à poursuivre une voie royale dans la grande tradition des fouets, des tabourets et des cerceaux enflammés. Pourtant, ils ont tous les deux fait le choix de laisser derrière eux les fauves, les girafes et les éléphants, pour défendre toutes griffes dehors le cirque 100 % sans animaux.

Dans sa démarche, André-Joseph Bouglione se heurte à l'incompréhension et surtout, à l'hostilité d'une certaine partie du monde du cirque (notamment avec une partie de la famille Bouglione, dont ses cousins, avec lesquels il est brouillé de longue date). Ses détracteurs voient en lui un traître, un fossoyeur du cirque traditionnel. Mais, argue André-Joseph Bouglione, c'est justement du poids de certaines traditions qu'il propose de libérer le cirque, afin de lui permettre de survivre.

Une tradition qui a déjà suivi de nombreuses évolutions par le passé

Il ambitionne ainsi de sauver ce spectacle, jadis populaire, qui souffre aujourd'hui du désamour grandissant d'un public de plus en plus sensible au bien-être animal. Qu'importe, on le taxe de destructeur de la grande tradition circassienne. Pourtant, rappelle André-Joseph Bouglione, le cirque a déjà bien évolué au cours de l'Histoire… Ainsi, lors de sa création en Angleterre par Philip Astley, le cirque ne présentait que des chevaux pour seuls animaux, qui accomplissent des spectacles de voltige équestre. Et que de changement ont été opérés depuis cette époque !

Du temps de Phineas Taylor Barnum, et de son célèbre cirque fondé dans les années 1870 aux États-Unis, on ne s'étonnait pas de venir s'extasier devant les freak-shows — ces spectacles de « monstres-humains » mettant en scène des nains, des femmes à barbe, des personnes présentant des malformations génétiques, et autres « bêtes de foire » exposées à titre de curiosités. Mais vers la fin du XXe siècle, ces expositions d'êtres humains sont devenues inacceptables, et le cirque a évolué… au point qu'aujourd'hui, cela semblerait totalement absurde de présenter ce genre de spectacle.

Les animaux sauvages exotiques, eux, n'ont fait leur apparition qu'au milieu du XIXe siècle dans les cirques européens, conséquence des empires coloniaux qui veulent faire découvrir à la population la faune des colonies d'Asie ou d'Afrique. Aujourd'hui, ces spectacles suscitent un rejet croissant auprès d'une opinion publique de plus en plus sensibilisée aux droits animaux. Alors, pourquoi ne pourraient-ils pas disparaître à leur tour, de la même manière que l'avancée des droits humains a rendu les freak-shows dépassés et indésirables ?

Ce que veut le public

Selon André-Joseph Bouglione, le cirque est actuellement en pleine phase de décadence. C'est une activité qui marche de moins en moins, qui se meurt à petit feu, à cause d'une accumulation de facteurs tant économiques que sociétaux.

Face au désamour croissant du public, il a décidé de transformer son cirque, et lance un appel aux autres circassiens à faire de même et à lui emboîter le pas afin de faire renaître le cirque, et de le rendre plus en phase avec la société moderne.

« Au cirque, on n'impose pas ses idées : on les présente. Elles marchent, tant mieux. Elles ne marchent pas, il faut changer. C'est le public qui décide, ça a toujours été comme ça. Il n'y a pas de guide Michelin du cirque : c'est le public notre critique, c'est lui qui distribue les bons et les mauvais points, » explique A-J Bouglione dans son livre.

Même en dehors de toutes considérations éthiques sur la sensibilité des animaux, le cirque 100 % sans animaux serait pour les Circassiens une évolution nécessaire, un choix logique, un virage à prendre au plus vite sous peine de se retrouver mis sur la touche et de voir son activité péricliter.

« On peut gagner des procès contre des associations animalistes, mais on ne peut pas gagner contre l'opinion publique ». Or c'est précisément cette opinion publique, aujourd'hui majoritairement défavorable au cirque avec animaux, dont il faudrait aujourd'hui reconquérir le cœur et regagner les faveurs. Il en va, selon l'ancien dresseur, de la survie même du cirque traditionnel.

" Je ne vois plus de beauté dans un numéro de lions, je vois de l'esclavage "

C'est peu à peu, raconte l'ancien dompteur, qu'un déclic s'est opéré et qu'il a progressivement pris conscience que le cirque avec animaux était dépassé. En collaborant avec divers artistes venus d'autres milieux que celui du cirque, il s'est retrouvé confronté à leur point de vue, et s'est rendu compte qu'énormément de personnes avaient l'air gênées par cela. Alors, progressivement, une nouvelle manière de concevoir le cirque se met en place dans son esprit. Une prise de conscience qui n’aura pas été facile, pour cet amoureux des fauves.

« Avoir des animaux, ça gène. Pourquoi ? L'opinion publique évolue, la prise de conscience de la sensibilité animale se généralise, c'est une nouvelle façon de penser, de voir les choses. Avant, on ne remarquait que la témérité du dompteur, et maintenant, on ne voit que des animaux en cage. »

Lui ne se repent pas de ses années passées à dompter des fauves, même s'il pressent bien qu'aujourd'hui l'heure d'un grand changement s'impose. Il se défend d'avoir jamais maltraité ses animaux, mais il remarque que certains dresseurs ne s'embarrassent pas de principes, et que de toute façon, même avec le meilleur traitement du monde, la vie en captivité et les déplacements fréquents ne sont pas faits pour ces animaux.

André Joseph Bouglione et ses tigres/Facebook

« On les adore, on s'en occupe, on passe du temps avec eux, mais la perception de notre métier a changé. Et puis, on a compris que certains comportements que l'on croyait normaux étaient en fait des signes de stress. Par exemple, le léger balancement que font les éléphants à l'arrêt, pour moi, cela voulait dire qu'ils étaient détendus. Or, ceux qui vivent librement à l'état sauvage ne le font jamais. C'est un éthologue qui m'a expliqué cela. [...] Impossible de l'ignorer une fois qu'on le sait. »

Le Circassien fustige aussi les nombreux comportements abusifs dont il a été témoin, des histoires qui circulent dans le milieu. Ce dresseur qui faisait monter un lionceau sur un tabouret en le suspendant avec une chaîne accrochée au cou afin de lui apprendre le tour. Ce cirque dont les animaux avaient une espérance de vie moyenne de quatre mois en raison des mauvais traitements dont ils étaient victimes. Pourtant il le soutient : « La vraie maltraitance n'est pas due à l'envie de maltraiter, mais à l'ignorance, l'incompétence, la stupidité. »

Et de raconter l'histoire de cette girafe, dont la tête dépassait par un trou au-dessus de sa cage, qui s'est violemment cognée le jour où le camion qui la transportait est passé sous un pont… Ou encore de cet autre animal qui, le plancher du camion ayant cédé, s'est retrouvé avec les pattes qui frottaient sur le sol pendant plusieurs kilomètres.

« Je ne vois plus de beauté dans un numéro de lions, je vois de l'esclavage, même si certaines cages sont dorées. J'ai du mal à ne plus voir les fauves que j'aime, mais je ne regrette pas ma décision, je pense que c'est la bonne. »

La mort du cirque… Et sa renaissance

Mais au-delà des considérations animalistes, c'est toute l'image du cirque qui est aujourd'hui dégradée par un certain nombre de pratiques, dénoncées par André-Joseph Bouglione dans son livre.

Car c'est bien de la mort du cirque, et de son besoin de renouveau, qu'il est question. Le circassien dénonce les spectacles " bradés " à 5 euros la place, un tarif généralement obtenu au prix d'artistes sous payés et de prestations de qualité médiocre, qui tuent la profession à petit feu.

« Vous vous imaginez : "Venez voir le plus beau, le plus extraordinaire, le plus fabuleux spectacle du monde, pour seulement 5 euros" ? Même le cinéma est plus cher, et ce n'est qu'une projection, pas un spectacle vivant ! » s'indigne André-Joseph Bouglione. La multiplication de ces cirques " low-cost " finit par pousser même les plus grands et les plus prestigieux cirques a diminuer leurs tarifs, pour se mettre au même pas. Une dévalorisation qui est, selon lui, catastrophique lorsqu'on essaye de proposer un spectacle de qualité, et se répercute sur toute la profession

Plus généralement, il y a aussi, bien sûr, la dégradation de l'image du cirque, « pourrie » par ce qu'il appelle les « cirques voyous ». Généralement il s'agit de petits cirques, qui se livrent à divers trafics et magouilles sous couvert de l'activité circassienne. Irrespectueux des lois et des gens, ils s'installent illégalement dans les villes, menacent les élus et les populations locales pour parvenir à leurs fins, n'ont aucun respect pour le cirque en tant qu'art, et créent des problèmes partout où ils passent. En conséquence, ce sont tous les cirques, même les plus sérieux, qui en pâtissent. Alors que les cirques étaient jadis au cœur des villes et que son passage était célébré comme une fête, ils sont aujourd'hui repoussés aux périphéries, dans des terrains vagues, par les maires qui ne veulent plus s'attirer de problèmes.

« Les petits cirques sont en train de se tuer tout seuls, entre la question des animaux, les incidents quand ils s'installent de façon illégale, et des spectacles à 5 euros comme on n'en voit que dans les kermesses et les milieux associatifs. » Et les magouilles et mauvais traitements sont loin, selon lui, de ne concerner que les petits cirques…

Une charte de qualité et un label pour les cirques " responsables "

Pour sauver l'art du cirque, ce lieu magique et nomade, à l'histoire si riche, qui rassemble toutes les couches de la société dans un chapiteau éphémère, A-J Bouglione expose son projet : l'établissement d'un label que les cirques qui voudraient l'accompagner dans cette évolution puissent suivre, avec une charte à respecter.

Le projet s'articule autour de cinq points majeurs pour un cirque de qualité : Le premier point concerne l'arrêt total de l'exploitation animale, et le transfert des animaux vers des refuges et des réserves agréées, les lieux étant préalablement sélectionnés afin de s'assurer que les animaux auront la garantie d'une retraite paisible et ne seront plus exploités ni revendus.

Les autres points concernent l'organisation des tournées d'un commun accord et de manière coordonnée avec les municipalités, l'éducation et le suivi scolaire des enfants circassiens, un soutien administratif, et l'établissement d'un label garantissant à la fois la qualité artistique des spectacles et la garantie d'une certaine éthique.


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Au sujet de l'auteur : Nathan Weber

Journaliste