Ibrahim Abou Thouraya, un handicapé tué par un sniper israélien, est devenu un martyr symbole de la cause palestinienne

Alors que la décision prise par le gouvernement des États-Unis de reconnaître Jérusalem comme étant la seule capitale d'Israël déclenche des vagues de manifestations et de protestations, ainsi que des affrontements dans la bande de Gaza, la cause palestinienne se voit dotée d'un nouveau symbole : un homme, Ibrahim Abou Thouraya, handicapé moteur. Il a été abattu par un soldat israélien, d'une balle en pleine tête. Il ne portait pour toute arme qu'un drapeau aux couleurs de la Palestine. Il avait 29 ans.

MOHAMMED ABED

Parfois, une image, un symbole peut jouer un rôle majeur dans le déroulement de l'Histoire des hommes. Il n'y a qu'à voir tous ces personnages, qui ponctuent les guerres et les paix. Ce moine vietnamien qui s'est immolé à Saïgon pour dénoncer la répression anti-bouddhiste, en 1963. Ces jeunes manifestants aux cheveux longs, tendant des fleurs à des soldats. Cet homme seul, faisant face à une colonne de tanks. Et ce petit garçon Syrien d'à peine trois ans, retrouvé allongé sur une plage méditerranéenne, les pieds encore léchés par les langues des vagues, un certain matin d'automne 2015.

Ces images, si elles ne suffisent sans doute pas à elles seules à renverser des gouvernements et à arrêter des guerres, possèdent cependant une force terrible, parce qu'elles donnent le pouvoir à un seul être de personnifier à lui seul la douleur, la colère, la volonté d'une multitude. Elles canalisent les opinions, servent de porte-étendard, mettent un visage sur ce qui ne serait autrement que des mots.

Le conflit israélo-palestinien, qui fêtera bientôt son soixante-dixième anniversaire et qui a manifestement, au bonheur des marchands d'armes et au malheur des civils de tous bords, encore de beaux jours devant lui suite au récent regain des tensions dans la région, a déjà été particulièrement bien servi en matières d'images symboliques. Des Israéliens et des Palestiniens fraternisant, des enfants jetant des cailloux sur des tanks, des bâtiments déchirés par des attentats ou des tirs de missiles. Il y en a pour tous les goûts, pour toutes les causes.

Mais parmi toutes ces images qui ornent les couvertures des journaux d'aujourd'hui, et peut-être les pages des livres d'histoire de demain, il en est une qui est aujourd'hui brandie depuis ce week-end par les internautes et les sympathisants de la cause palestinienne du monde entier, sous la forme de montages photos, de slogans : celle d'un homme en chaise roulante, en première ligne devant une foule arborant frondes et keffiehs. Lui et les autres ont franchi la clôture pour venir défier les soldats Israéliens dans la zone tampon, sorte de no man's land qui sépare l'État Hébreu de la bande de Gaza. Il est mort d'une balle dans la tête, tirée par un sniper.

MOHAMMED SALEM

Il voulait mourir « en martyr », donner sa vie pour la cause palestinienne. Lorsqu'il a quitté sa famille, vendredi matin, Ibrahim Abou Thouraya les a embrassés en leur disant qu'il ne reviendrait pas. Avait-il pressenti ce qui allait lui arriver, ou bien s'est-il délibérément jeté à la mort ? Au final, peu importe. Amputé des deux jambes jusqu'au niveau des genoux, il était bien connu des manifestants et des autres militants palestiniens pour son acharnement à se trouver sur le théâtre des affrontements face à l'armée israélienne, malgré le danger évident et malgré ses capacités motrices diminuées.

Ibrahim Abou Thouraya avait perdu l'usage de ses jambes ainsi que d'un œil en 2008, au cours d'une incursion militaire israélienne près du camp de réfugiés d'Al-Bureij. Après avoir fait tomber un drapeau israélien pour hisser un drapeau palestinien près de la frontière, il avait été pris pour cible par un hélicoptère de l'armée israélienne. Il avait alors échappé de peu à la mort, mais était devenu infirme. Dès lors, il ne cessait de se rendre à la frontière, ne ratait aucune manifestation, se déplaçant parfois en rampant, devançant les personnes valides. Il voulait donner sa vie pour la Palestine.

Sur les différentes photographies prises de lui, peu avant sa mort, on le voyait brandir un drapeau palestinien en direction des forces armées israéliennes, faire le signe de la victoire avec les doigts, lancer des cailloux en geste de défi en direction de soldats disposés loin de sa portée, ou encore gravir un poteau à la seule force de ses bras pour y hisser l'étendard de la Palestine. C'est avec ce geste pacifique, mais à haute portée symbolique, qu'il aura trouvé la mort, faisant écho à celui qu'il avait accompli près de dix ans plus tôt. Cette fois, les balles ne l'ont pas raté et le tir du sniper l'a atteint en pleine tête, le tuant sur le coup.


Ibrahim Abou Thouraya voulait mourir, devenir un « martyr », se transformer ainsi lui-même en drapeau, en symbole de la cause palestinienne. Sans le savoir, un sniper israélien aura exaucé son souhait.

Trois autres hommes sont morts avec lui, frappés par les balles des soldats. Mais c'est la photo d'Ibrahim qui tourne sur tous les réseaux sociaux du monde. Il symbolise à la perfection, avec son handicap et son drapeau, l'idée même de l'oppression : un militant abattu en raison des valeurs qu'il avait choisi de défendre, et non du danger qu'il était supposé représenter. 

 Une enquête interne a été ouverte au sein de l'armée israélienne. « L'utilisation de balles réelles est requise uniquement lorsque les forces identifient une menace significative pour la vie des soldats ou pour les systèmes de sécurité essentiels » a-t-elle assuré dans un communiqué. Pour le coup, les soldats auront bien du mal à mettre en avant cet argument du tir d'auto-défense, dans le cas d'Ibrahim.

À travers le monde, les images tournent, on s'insurge. Samedi, des milliers de personnes ont participé à ses funérailles, à la mosquée des Martyrs. Déjà, son cadavre encore tiède est repris à des fins politiques, son histoire est instrumentalisée.

Ashraf Amra

Alors même que le jeune homme n'a jamais été enlisté dans un parti, les différentes factions de la lutte palestinienne, pacifiques ou armés, se réclament d'Ibrahim, et tentent de rallier sa mémoire à leur chapelle. Ismaïl Haniyeh, le patron du Hamas, a même porté son corps lors de ses funérailles, assurant ensuite dans un discours qu'avec sa mort ,« aucune excuse n'est désormais valable pour refuser de combattre » appelant les Palestiniens à prendre les armes pour venger celui qui, lui, « avait toutes les excuses pour ne pas participer au djihad, vu son handicap »

Parfois, une image peut jouer un grand rôle dans le déroulement de l'Histoire des hommes. Mais c'est cela qui est fâcheux, aussi, avec les images et avec les symboles. Une fois que le héros est mort, chacun peut reprendre son combat à son compte. Reste que sur aucune photo, on ne voit Ibrahim brandissant un fusil. Rien qu'un drapeau. Un drapeau aux couleurs de la Palestine. Rouge comme le sang, noir comme l'oubli, blanc comme la paix, vert comme l'espérance.


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Au sujet de l'auteur : Nathan Weber

Journaliste