La grève « la plus longue de France » entamée par le personnel soignant d'une maison de retraite du Jura, dont on entend si peu parler

Ce serait la grève « la plus longue de France » : 100 jours, pendant lesquels une dizaine d'aides-soignantes de la maison de retraite Les Opalines ont refusé de travailler, dans l'indifférence quasi-générale. 

En cause, les conditions de travail déplorables, les sous-effectifs, les burn-out, les cadences inhumaines pour un salaire de misère... mais aussi les traitements indignes réservés aux personnes âgées, que les membres du personnel enchaînent comme dans une usine, afin de s'efforcer de tenir le rythme qu'on leur impose. 

Cela fait trois mois qu'une partie du personnel des Opalines, un établissement localisé à Foucherans (Jura) a planté sa tente sur le parking de l'établissement. Dans cet Ehpad (Établissement d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes ), les aides-soignantes travaillent d'arrache-pied pour toucher leurs 1 250 euros net par mois, pour des journées de dix heures et deux week-ends travaillés. Un travail très dur (le secteur compte plus d'accidents du travail et de maladies professionnelles que celui du BTP) et très ingrat. Le tout en étant constamment sous pression, avec des effectifs de personnel réduits qui oblige chacun à mettre les bouchées doubles.... Au détriment, bien souvent, des résidents.

Pourtant, dans cet établissement privé, les tarifs avoisinent les 2 500 euros par mois pour chaque pensionnaire, au lieu de 1 800 euros en moyenne dans le secteur public. À ce prix-là, on pourrait s'attendre à un confort de vie particulier...  Certaines familles attendent pendant deux ans qu'une place se libère

Malheureusement, derrière le bâtiment flambant neuf, le joli jardin et le personnel qui sert le repas en arborant des nœuds papillons sur leurs chemises blanches, une autre réalité se cache. Si ce décor suffit généralement à impressionner les enfants qui visitent les lieux pour la première fois, dans les coulisses, c'est l'usine. 

Florence Aubenas, grand reporter pour le journal Le Monde, est allée à la rencontre de ces grévistes que tout le monde semble ignorer, malgré la durée exceptionnellement longue de leur action.  « Le matin, on les lève sans leur demander leur avis, confesse l'une des aides-soignantes, évoquant les personnes âgées dont elle et ses collègues ont la charge. On sait déjà qu'on n'aura pas le temps : quinze minutes pour la toilette, l'habillement, le petit-déjeuner, les médicaments. Alors, il faut choisir. Est-ce qu'on lave les cheveux ? Ou les dents ? La douche hebdomadaire, c'est rare qu'on la tient. »

D'autres racontent les couches changées alors que la personne âgée est debout, en train de manger, les résidents « gavés » à la cuillère, à toute allure, « parfois cinq ou six en même temps ». L'angoisse de tenir les cadences, coûte que coûte... et celle que l'on sent monter le soir, lorsqu'on se remémore cet homme âgé de 90 ans, à qui l'on a dû intimer l'ordre de se « dépêcher » alors qu'il a du mal à se déplacer.

Outre la violence des cadences de travail et l'état de stress permanent subi par ces aides-soignantes, c'est aussi cette culpabilité lancinante à laquelle elles doivent constamment faire face, car elles n'ont que très peu de temps à accorder à chaque personne âgée et sont forcées de tout faire en vitesse. Les résidents, on leur recommande de « ne pas trop s'attacher à eux ». On leur ment en leur disant « je reviens tout de suite ». Le soir, « on ne les met pas au lit, on les jette. » 

Publié par CGT Confédération Générale du Travail sur jeudi 8 juin 2017

Mais le bras de fer qui s'est engagé à Foucherans est bien inégal, et les choses semblent encore loin d'être acquises. Lorsque l'action du piquet de grève prendra fin, les aides-soignantes ne sont pas sûres de ce qui pourrait leur arriver. Déjà en 2015, une employée au travail pourtant irréprochable, s'était fait licencier sans ménagement alors qu'elle comptait monter une section syndicale de la CGT.  Lorsqu'au printemps dernier, certaines aides-soignantes ont commencé à parler de grève, la coordinatrice a posé son stylo et s'est esclaffée, se souvient l'une des aides-soignantes. Puis, un cadre leur a lancé : « Vous n'aurez rien. Ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais. » 

Les grévistes ont déjà dû abandonner certaines de leurs revendications, notamment l'augmentation des salaires. Les pourparlers butent encore sur la prime du dimanche, « 23 euros, même pas de quoi faire garder les enfants ». Depuis le début, elles demandaient également l'embauche de deux salariés supplémentaires afin de pouvoir consacrer un peu plus de temps par jour à la toilette des résidents. Sur ce dernier point, elles ont obtenu gain de cause ... Sauf que ce n'est pas le groupe privé Les Opalines qui financera ces deux postes, mais de l'argent public, à travers un fonds de l'Agence Régionale de Santé ! 

Que faire, alors, pour améliorer la situation ? Prendre exemple, peut être, sur les maisons de repos des pays Scandinaves ou de Suisse, dans lesquelles il y a un aide-soignant pour chaque résident. Rendre un peu de leur dignité à ces personnes âgées, et à ces travailleurs et travailleuses qui sont trop souvent sacrifiés comme de la chair à canon sur l'autel du profit. Se dire, enfin, que le soin et la santé ne sont pas des business comme les autres, qu'ils impliquent des rapports humains très forts... et que personne ne mérite de finir ses jours dans l'enfer d'une usine à petits vieux.

En attendant ce jour, la tente des grévistes tient bon, tant bien que mal, sur le parking des Opalines. Reste le témoignage, à la fois terrible et bouleversant de cette dame, recueilli par la journaliste du Monde : « Vous avez vu comme elles sont fatiguées ? C'est à cause de nous. J'ai honte. Je vois qu'elles n'en peuvent plus... Alors, je fais dans ma couche. »

Source : Le Monde

author-avatar

Au sujet de l'auteur : Nathan Weber

Journaliste